C’est en sortant de la messe que Jacques apprit l’affreuse nouvelle. Il buvait tranquillement son canon avec Paul et Marcel _ ils avaient une affaire en route qui traînait un peu trop _. Le bistrot était plein de monde, le brouhaha régnait à ne pas pouvoir s’entendre. On échangeait les nouvelles de la semaine. La vache malade de celui-ci avait finalement « pris le dessus », l’autre avait vendu un bon prix le taureau qui avait la fâcheuse habitude de manger les « pattes » (les tissus). Le blé promettait, cette année, si le vent ne venait pas tout gâcher…
Julien, en passant, lui posa la main sur l’épaule: » Faudrait que je te dise quelque chose » avant de s’éloigner vers une table vide. Julien était un gars solide, droit, un peu la référence du pays. Que pouvait-il bien avoir à lui dire?
Jacques termina rapidement la discussion en cours et vint vers Julien déjà servi de gros rouge. L’autre le regarda d’un air désolé: « Pas ici! On pourrait nous entendre. Attends moi vers mon cheval, je l’ai attaché à côté du tien ».
Jacques se sentit un peu inquiet: dans le village, on parlait librement d’habitude… Enfin, depuis que les Boches étaient partis, et que l’épuration avait cessé…
Jacques sortit donc, vaguement inquiet, intrigué en tous cas. Il se mit à échafauder des hypothèses: quelqu’un se plaindrait-il de lui ? Il n’avait pas de dettes impayées, il n’avait vendu aucun animal ayant des défauts cachés, ni de manière litigieuse (il était de coutume de ne pas vendre un animal qui aurait des défauts à un « pays » _ pour les étrangers, après que la vente ait été conclue, on emmenait l’acheteur boire un verre avec deux autres paysans, puis, devant ces témoins, on l’avertissait des défauts qui n’étaient pas apparents sur le champ de foire : défauts de comportement comme l’habitude de « jouter »*, défauts sanitaires: allergie à l’herbe fraîche ,par exemple _ afin qu’il n’ait pas de surprise désagréable ou, surtout, pas d’accident)
Il était l’aîné de la famille, et, bien que tous majeurs, il était habituel , en cas de litige grave avec un membre de la famille, d’essayer de régler le problème à l’amiable en demandant « au grand frère » d’intervenir comme un juge de paix… Mais Julien n’était en conflit avec aucun des ses frères et sœurs…
Jacques avait été infirmier militaire, pendant la guerre… Julien aurait-il besoin de ses services? Cela arrivait, de temps en temps qu’on vienne lui demander de pratiquer une série de piqûres… Mais alors, dans ce cas, ce serait pour une maladie honteuse, sinon, pourquoi tant de cachotteries?
*jouter: pousser au sol avec la tête et les cornes la personne qui serait devant lui
Qu’est-ce que Julien voulait donc dire? Pour tromper son ennui, Jacques releva la couverture qui couvrait le dos du cheval. Il échangea quelques mots avec Jules de la Cordilière, ils n’étaient pas du même monde: lui, était riche et l’affichait de manière incommodante.
Julien arriva enfin. Il prit un air soucieux: Ecoute! Il faut que je te le dise avant que cela ne s’ébruite, ton frère Marc…
Marc! Il était marié, avait un fils de six ans, une ferme qui marchait bien. Il était bien un peu roublard, parce que jeune, quand il était dans le maquis, personne n’avait su comment il avait convaincu Marius, le maquignon véreux de livrer des bêtes aux résistants… Mais il ne faisait plus parler de lui…
Julien prit son temps pour continuer: « Tu sais, si je n’avais pas vu de mes yeux ce que j’ai vu… JAMAIS je n’aurais voulu le croire. IL A POURTANT CE QU’IL LUI FAUT A LA MAISON! »
Jacques acquiesça: oui, autant qu’il puisse le savoir, Marc n’était pas dans le besoin. Il avait même acheté une auto…
_ Oui, ben voilà, c’est bien commode! Je l’ai aperçu plusieurs fois dans les bois de Meillaret… C’est pourtant plus la période des champignons…. »
Jacques comprit: Marc était un fin braconnier à l’époque de la guerre. Il aurait donc recommencé? Il se sentit soulagé . Mais Julien, d’une voix à peine audible, continua…
Jacques sentit que le sang désertait son visage. Il vit de suite ce qui allait se passer dans le village: d’abord, on parlerait à mots couverts, comme, aux alentours de pâques, quand on n’avait pas vu untel ou un autre s’approcher de la Sainte Table, puis on s’interrogerait, l’un l’autre. A la veillée, on ferait des allusions: « Les bois sont bien giboyeux ces temps-ci… » ou bien, « as-tu vu la biche qui traîne dans le bois? » Puis, ce serait à l’église que le curé, dans son sermon, aurait des phrases sibyllines. Ensuite, de peur que quelqu’un ait la langue trop longue, on éviterait de les inviter à véver ou à veiller et on déclinerait les invitations qu’ils pourraient lancer. Petit à petit, c’est toute la famille qui se trouverait au ban du village. Encore , si ce n’était pas si près des maisons…
NON!! Jacques ne voulait pas de ça! Il fallait agir! VITE!!!
Jacques eut du mal à rentrer. Il était consterné. Qu’allait-il faire? Bon Dieu! Qu’allait-il faire? Coincer Marc entre quatre-z-yeux et le sommer de… Hummm! Il se ferait « envoyer sur les roses »… Se mettre tous, avec ses frères et ses sœurs pour raisonner le délinquant… Oui, ça pouvait être la solution… Il décida donc de faire le tour d’urgence de la famille.
En arrivant chez Jeanne, la plus âgée des filles, il fut accueilli par son beau-frère, André, un peu surpris pour un après-midi d’été, alors que le travail urgeait… Il s’apprêtait à aller râteler.
« Un DIMANCHE?!? dit Jacques
_ Hé! Jacques! La terre commande. Il aurait bien voulu, Jacques, parler à sa sœur seul à seul, mais… Il dut se résoudre à tâter le terrain:
_ Qu’est ce que vous diriez si un de vos frères faisait une connerie?
_ Sacré farceur! Tu veux notre absolution? Mais as-tu pensé que tu es marié sous le régime de séparation des biens,? Tu serais à la rue vite fait, dit en clignant de l’œil, André.
_ Non! Ce n’est pas ça, mais…
_ Bon! Ecoute! Si c’est pas ça… Le temps menace.
Et André, d’un léger coup de fouet fit démarrer le cheval. La discussion était close.
Jacques, décontenancé, pensa tenter sa chance chez sa sœur Julie. Julie était la plus jolie de la famille. Elle avait été subjuguée par « un vrai homme », vous savez, ceux qui ont fait leur service militaire, et qui sont, en revenant, capables de tenir leurs quatorze apéros avant le repas sans tituber. Elle était seule, l’autre dormait. Jacques confia son désarroi à Julie, sûr de trouver auprès d’elle un soutien indéfectible: il jouissait autrefois d’une admiration sans borne de la part de cette petite sœur…
Julie le surprit: au lieu d’abonder dans son sens, elle le regarda d’un œil narquois. Bon! Marc avait tort, mais il était MAJEUR depuis longtemps, et puis, les gens avaient bien d’autres préoccupations que ce genre d’histoires. Cela ne concernait pas la famille dans son ensemble: s’il devait avoir des ennuis, cela toucherait sa femme et son fils, ce serait dommage, certes, mais les frères ne devraient pas s’en mêler, sauf pour aider peut-être ceux qui pâtiraient. Non! ce n’était pas une affaire d’honneur de la famille (au fait, Jacques n’aimerait-il pas avoir la chance de Marc?) _La chance! Jacques resta suffoqué par la remarque. Il se retint de ne pas gifler sa sœur à toute volée pour cette parole sacrilège. Il s’éloigna, furieux.
Jacques, furieux ne comprenait pas: sa sœur avait bien changé! Elle ne reconnaissait plus son autorité qui aurait du l’amener à le suivre. Tout ce qu’on lui avait appris, elle semblait l’avoir oublié… Il est vrai que, pendant son absence, ces trois ans , prisonnier, dans une ferme de Silésie, il s’était passé tant de choses, tant d’atrocités qu’il ne soupçonnait même pas en revenant… Tous, ils paraissaient les mêmes (enfin, tous… ceux qui étaient encore là, ceux qu’on n’avait pas fusillés, ceux qui étaient revenus) mais leurs réactions étaient différentes.
MAIS QUAND MEME!!! Ce n’était pas possible qu’ils ne soient pas horrifiés. Cela allait éclabousser toute la famille! Que diraient-ils tous, à leurs enfants quand le scandale éclaterait? Comment, après, les conduire dans la BONNE VOIE? LA MORALE?
Puisque Julie ne comprenait pas la gravité de la situation, Jacques alla voir Marius, le troisième garçon de la famille. Lui, c’est sûr qu’il l’aiderait à jouer au pompier dans cette affaire.
Marius était charpentier. Le dimanche, il se reposait en déchiffrant les histoires dans le journal que le curé vendait à la sortie de l’église.
Jacques fut bien accueilli:
« Quel miracle! Tu as trouvé le chemin de la maison? Depuis le jour où tu étais revenu de chez les Boches, on ne t’avait plus revu . Ca fait plaisir de te voir! Viens vite boire un canon, qu’on échange quelques nouvelles.
Jacques s’assit sur la chaise que son frère lui montrait. Face à la volubilité de ce frère qui avait mûri en son absence, il ne savait soudain plus par où commencer.
Jacques commença par questionner son frère sur son travail…
_ Oh! Pour cela, le travail ne manque pas: avec toutes les maisons brûlées, la reconstruction, le bois n’a pas le temps de sécher! dit Marius, mais toi, qu’est-ce qui t’arrive? Tu as une tête d’enterrement. C’est ta femme qui te fait des misères?
Jacques réagit fortement:
_ Allons! tu connais ma Mélanie! C’est la douceur même! Non! J’ai pas de soucis de ce côté-là… Mais c’est Marc qui me fait souci. Figure-toi (et il répéta ce que Julien lui avait confié) Tu te rends compte du scandale! C’est toute la famille qui n’osera plus mettre le nez dehors, de peur d’être montrée du doigt.
Marius eut un sourire en coin:
_ Sacré Jacques! Toujours aussi intransigeant avec la morale. On ne te changera pas. Décidément, ce n’est pas chez les Boches que tu auras appris la tolérance! Calme-toi! Y a pas mort d’homme! Marc a toujours aimé la chasse. Ca l’a repris! Bon! Il risque des ennuis avec la justice, d’accord, mais nous , cela ne nous concerne guère.
Jacques n’en trouvait plus ses mots tant il était surpris: alors Marius aussi pensait que ce n’était pas grave? Mais qu’est-ce qui leur était arrivé à tous pendant ce temps ou lui était ouvrier/prisonnier en Allemagne?
Quand même, il lui restait à voir Joseph. Lui, le pieux de la famille, resté célibataire parce que ses parents auraient aimé qu’il devînt prêtre… Il allait l’écouter, lui.
Joseph était en train de faire la « chôme » (la sieste).
Quand il émergea, les yeux ensommeillés, parce que Jacques avait tambouriné à la porte, il n’était pas de bonne humeur.
Jacques lui expliqua tout de go ce que Julien lui avait appris. Joseph le regarda ébahi:
« JULIEN! Tu parles à ce type? Tu es bien le seul dans le pays! Il a eu bien de la chance de ne pas se retrouver au peloton d’exécution, grâce à de hautes protections, mais… Tu n’as pas vu qu’il boit SEUL au bistrot? Son comportement pendant la guerre…
Jacques s’attendait à ce que Joseph bondisse comme lui, dise qu’on ne pouvait pas supporter « ça »… Que ce serait le déshonneur pour la famille, mais non! Non seulement la conduite de Marc ne le choquait pas, mais, en plus, il démolissait la cathédrale qu’il avait élevée pour son ami Julien.
C’est pas vrai? (il rit) Il est malin le Marc! Il en profite! Ben il a bien raison! Et c’est pas moi qui vais lui trouver tort. Si cette fille a le cul chaud, il faut bien la satisfaire! D’accord! seize ans, c’est jeune et elle est mineure. J’aimerais bien être à sa place! Tu sais, des cocus, y en a eu pendant tout ce temps ou les maris étaient … on ne sait où. Depuis longtemps personne ne fait attention à ce genre de choses »
Jacques se crut frappé par le tonnerre. Ainsi, tout ce qu’il croyait vrai, intangible, toutes ces règles de vie dans lesquelles il avait été nourri… Plus personne ne s’y référait.
ELLES ETAIENT LES REGLES » D’AVANT »
Cet article a été posté le Mercredi 2 novembre 2016