L’était inquiète, l’Eugénie, sa grande fille qui ne sortait pas souvent, était toujours par monts et par vaux ces temps derniers… Jusqu’à présent, elle avait été tranquille, avec son infirmité, elle ne trouverait sûrement pas de mari, et elle pourrait compter sur elle pour ses vieux jours…
Ce n’était pas qu’elle n’était pas jolie, mais le sort s’était acharné sur elle.
Le médecin du village lui avait bien suggéré qu’il aurait fallu la faire vacciner, toute petite, mais son mari s’était formellement opposé à cette dépense inutile. C’est vrai que depuis qu’il était rentré du front, avec son nez reformé et son œil crevé, il n’était pas facile à vivre….Le bébé n’avait pas été vacciné, la poliomyélite l’avait terrassée.
Rien n’avait réussi : ni les messes demandées au curé pour sa guérison, ni les neuvaines, ni le pèlerinage à Lourdes. Après des mois d’incertitude, elle s’était sortie d’affaire, mais un de ses bras ne répondrait plus à ses demandes, et la jambe gauche resterait courte.
Quand le bon Dieu la lui avait donnée vingt ans après son aînée, elle avait su que c’était un cadeau pour la soutenir dans ses vieux jours. Même et surtout handicapée, elle resterait avec elle jusqu’à sa mort, elle l’avait toujours prévu
Toutes les années de sa prime jeunesse, elle était restée à la maison comme en se cachant. Pourtant, elle avait appris à bien se débrouiller avec un seul bras. Elle faisait bien la cuisine, et même, elle s’occupait des poules et des canards.
Tout avait commencé ce jour où elle avait été convoquée avec sa sœur chez le notaire… Depuis ce jour-là, l’Eugénie ne reconnaissait pas sa fille. D’abord, elle avait voulu apprendre à conduire _ « Mais ma pauvre fille, handicapée comme tu l’es, tu ne pourras jamais conduire une voiture ! »
Elle n’avait rien écouté, le moniteur venait la chercher à la maison et il la ramenait en fin d’après-midi … On lui avait rapporté qu’il avait transformé la voiture pour qu’elle puisse la conduire. Un jour, elle était rentrée avec une voiture toute neuve….
« Mais, enfin, ma fille, tu as du dépenser une fortune pour cet engin qui ne te servira pas à grand-chose… Enfin ! Pour aller à la messe, on est ben toujours allées à pied »
Elle n’avait pas répondu… Pendant quelques temps, elle sortait un peu tous les jours avec son nouveau jouet….Elle ne devait pas aller loin : elle ne s’absentait pas longtemps… Petit à petit, elle s’était habituée à la voir partir … Elle avait bien essayé de savoir où elle pouvait aller, elle en parlait un peu avec les voisines quand elles venaient « véver **» mais il semblait qu’elle se contentait de faire un tour de voiture. Non ! La Lydie ne devenait pas une trainée…
Peu à peu, l’Eugénie s’était habituée à cette autonomie qu’elle ne pouvait pas empêcher : la Lydie avait vingt-six ans, aucun garçon n’avait demandé à la fréquenter, pas de raison de se mettre martel en tête….
Seulement, voilà ! Depuis quelques temps, les absences étaient plus longues, elle était même allée un jour jusqu’à Grenoble, et puis, chaque matin, elle attendait le facteur en cachette… Elle devait recevoir des lettres, mais pas moyen de mettre la main dessus pour savoir ce qu’elle tramait… L’Eugénie avait fouillé tous les recoins pour essayer de savoir, elle n’avait rien trouvé.
Avec ce sixième sens qu’ont les vieilles paysannes, elle sentait poindre un danger…
**papoter en tricotant l’après-midi
Toute ressemblance avec des personnes vivantes ou ayant existé serait pure coïncidence.