MARTIAL
J’ai connu Martial alors que je venais juste, pour la première fois de prendre la direction d’une école. Il ne rentrait pas dans les canons de la pédagogie traditionnelle, ce qui lui valait une certaine méfiance de ses collègues. Les inspecteurs regardaient avec circonspection ce tenant de la non-directivité…hédoniste, artiste, peu respectueux des horaires et totalement étranger à la moindre mesure de sécurité. Il avait été PDG d’une petite usine de fabrication de boutons, et, après dépôt de bilan, il avait été recruté en une période de très forte pénurie d’enseignants (l’industrie payait tellement mieux les titulaires de diplômes que l’ETAT !)
Il avait apporté avec lui l’image de paresse attribuée aux fonctionnaires véhiculée dans les milieux patronaux industriels. A mes yeux il n’était pas fait pour enseigner, et j’ai tenté pendant quatre ans de le convaincre de changer de métier : j’en avais assez de suivre sa classe partant au stade pour récupérer au passage les gamins qu’il laissait jouer à faire du stop aux camions , ou d’être obligé d’ouvrir la porte de communication entre nos deux classes pour pouvoir entendre dans ma classe la voix d’un de mes élèves sans qu’elle soit couverte par le brouhaha de sa classe… pas interdit de faire la roue dans les allées chez lui ! pas interdit non plus de jeter de l’encre sur le costume du maître…Qu’un élève lui présente un travail, il oubliait tous les autres…
Pourtant, ayant installé des moyens de s’instruire individuellement, ses élèves, arrivant dans la classe suivante ne se distinguaient pas par leur ignorance…mystère !
Derrière son dos, tout le monde se plaignait de ses méthodes, pourtant, lorsque l’inspecteur arrivait, sa note se trouvait augmentée…
J’ai fini par découvrir comment il avait réussi à devenir intouchable.
Il était arrivé dans la commune dans des conditions désastreuses : suite à une dissension avec son inspecteur concernant non sa pédagogie, mais sa vie privée (en un temps de censure très forte de toute relation extraconjugale) il avait été sommé de quitter la commune où il se trouvait. L’inspecteur, bien intentionné, avait averti de son arrivée le Maire et le directeur de l’école de bien vouloir lui signaler tout incident pouvant le concerner…
L’appartement de fonction prévu pour lui n’étant pas achevé, il fut logé chez l’habitant quelques semaines… Loueur à qui il ne manqua pas de raconter qu’il était naturiste… ce qui alimenta immédiatement les rumeurs les plus alarmantes dans le village(c’était avant 68 !)…Vint le jour de la rentrée qu’il oublia, au nom d’un certificat médical , d’honorer. Après trois jours de prise de fonction, le Maire réunit le conseil municipal : « que faire pour se débarrasser de cet indésirable ? »
Le jeudi matin suivant, le garde-champêtre apportait à Martial une lettre signée du maire dite « extrait du registre de délibération du conseil municipal » dans laquelle, compte tenu des inquiétudes entourant sa venue, la mairie sursoyait à l’octroi de son logement de fonction et demandait d’urgence une inspection.
Deux jours plus tard, l’inspecteur était là ! sûr de son fait, il ne vit rien dans son courroux, ne regarda rien , ne fit que reprocher le scandale, et partit rédiger un rapport soulignant la totale défaillance de Martial…
OUI ! mais… Martial n’était pas un instit formé à la soumission dans une école normale voire dans des stages organisés par l’inspection, son respect dé-déifié de l’autorité n’avait rien à voir avec le conditionnement de ses collègues : le jeudi après-midi, il était allé à la mairie et s’était fait communiquer le registre des délibérations… la lettre reçue ne pouvait en être un extrait puisque cette délibération n’était pas transcrite… Et Monsieur le Commandant de gendarmerie avait été invité à venir en dresser procès-verbal …
Une heure après le passage de Monsieur l’inspecteur, l’huissier mettait sous scellés les documents de préparation, fiches, affichages, registres concernant les cinq jours de classe effectués par Martial (dossier particulièrement conséquent).
Monsieur le Maire, messieurs les conseillers municipaux durent venir présenter des excuses sinon, la plainte contre le maire serait maintenue… Le rapport de l’inspecteur fut renvoyé au rectorat avec le constat d’huissier, il fut annulé. Le directeur, adjoint au maire, dut répondre face à ses collègues de son attitude au conseil municipal…
INTOUCHABLE MARTIAL ! Il restait aux collègues à s’arranger pour que son manque total d’autorité ne débouche sur une catastrophe. Voilà à quoi on s’expose quand on recrute des gens sur le seul critère du diplôme sans souci de les former ni de vérifier leur capacité à transmettre ; voilà ce qui arrive quand des gens arrivent du secteur privé conditionnés à l’idée que l’enseignement est non une vocation, mais une sinécure !